21.3.09

Le traître

Zentropa


Assis au fond du café, Stéphane lissait d’une main un peu ennuyée mais satisfaite sa cravate en soie fleurdelysée, souriant de la petite provocation que représentait le fait d’être allé au bureau, à la préfecture, avec cet attribut royaliste.

Ce matin, devant son miroir, il avait longuement réfléchi, hésité, pesé les risques et les possibles conséquences d’une telle bravade. A plusieurs reprises il avait déposé le dangereux objet sur le lit défait et s’était saisi d’une classique cravate bleu nuit. Mais après plus d’un quart d’heure de douloureuses tergiversations, Hélène ayant eu l’audace de moquer son interminable manège, ses muscles s’étaient crispés dans une mâle résolution et il avait noué avec vigueur l’hérétique morceau de tissu autour de sa gorge déjà serrée.

Lorsque, toute à l’heure, il racontera son exploit à ses anciens camarades, il oubliera de préciser qu’à Gauthier, l’adjoint au chef du service contentieux aux épaules neigeusement pelliculées et seule personne de la journée à avoir remarqué l’objet du délit, qui lui avait demandé s’il s’agissait d’un souvenir du Québec, il avait répondu par l’affirmative, ajoutant même qu’il se rendait chaque année dans la belle province pour y admirer les baleines remontant le Saint-Laurent. De cette dérobade, son inconscient ferait même bientôt une parure supplémentaire de son acte de bravoure, considérant s’être borné à se moquer habilement d’un imbécile.

Pour tromper l’attente, Stéphane observa le lieu du rendez-vous, un Bar-Tabac-Pmu semblant tout droit sorti d’un film des frères Dardenne. L’endroit, peuplé aux trois quarts de d’africains à la lippe presque collée aux écrans de loto instantané, transpirait le chômage, les allocations familiales transformées en jeux à gratter ou en litres de bière et l’ennui glaçant d’existences sans perspectives. Derrière le zinc épuisé de saleté, un chinois pisseux servait mécaniquement des verres et occupait ses instants perdus à caresser un chien excessivement gras qui lorgnait d’un œil inquiet le menu du jour.

L’endroit avait été choisi car on y trouvait le demi d’Amstel le moins cher de Paris et que le verre de vin était à moins de 2 euros.

- « Ils ne changeront vraiment jamais… » soupira Stéphane en avalant le fond de son martini.

Presque cinquante minutes après l’heure officielle du rendez-vous, la bande entra bruyamment dans le bistrot et s’installa en face de lui. Comment des types qui ne travaillent jamais peuvent-ils être systématiquement en retard ? La question lui brûlait les lèvres mais il s’abstint de la poser pour ne pas ternir l’ambiance de ces retrouvailles. A intervalles plus ou moins réguliers, il aimait renouer, le temps d’un repas ou d’une soirée, avec ses anciens camarades du Comité Royalisme et Identité Française en compagnie desquels il avait passé tant de nuits éthyliques à refaire le monde. Stéphane n’était cependant pas mû par la seule nostalgie estudiantine, il espérait aussi pouvoir prodiguer d’utiles conseils à ses amis qui continuaient à s’agiter dans divers groupuscules plus ou moins radicaux et gâchaient ainsi consciencieusement leur vie.

Lui était « arrivé » sans pour autant « se renier ». Il voulait donc, d’une part, que cet état de fait soit reconnu et, d’autre part, espérait être imité par les plus intelligents.

La conversation à peine entamée, deux tournées de bières étaient déjà englouties. Stéphane laissa ses commensaux s’exciter à propos de marches aux flambeaux, de nouveaux autocollants, de pétitions, de lâchers de tracts, de cassage de caméras de vidéo surveillance… puis il frappa trois fois la table avec sa chevalière et s’exclama :

- « Dites, les gars, si on parlait de choses sérieuses ? ».

Les bouches se turent et les regards se fixèrent, certains interrogatifs d’autres teintés d’un mélange de surprise et d’agacement. Stéphane enchaîna : « Bon, je vais vous apprendre un truc, vous n’avez plus vingt ans… il faudrait vous en rendre compte et peut-être penser à faire de la politique… ».

Le ton excessivement paternaliste fit se serrer quelques poings mais personne n’osa répliquer, l’un des plus jeunes du groupe se contentant de demander ce que signifiait, pour lui, « faire de la politique ! »

- « Prendre des places ! » s’anima Stéphane, « Entrer dans le jeu pour en bousculer les règles, faire son trou dans les institutions pour les noyauter passivement en attendant mieux… »

Devant les regards dubitatifs de ses interlocuteurs, il insista : « Mettre son drapeau dans sa poche et attendre son heure, cela permet, le jour venu, de pouvoir faire modifier une virgule dans un règlement ou une ligne dans un texte d’application d’une loi et, là, d’avoir enfin une influence, limitée mais réelle, sur le concret, sur la vie de nos compatriotes… ».

Accessoirement, cela permettait aussi d’avoir une image sociale flatteuse, de fumer des cigares en buvant du Bourbon et d’être invité à des vernissages à la grande satisfaction de son épouse qui s’entendait si merveilleusement bien avec la femme du préfet. Mais Stéphane ne cru pas utile d’évoquer ces « à cotés » très secondaires. Il se tut un instant et observa attentivement son auditoire afin de discerner si les arguments avaient portés. Les sentiments du groupe semblaient partagés entre acquiescement et colère... Un rien pouvait le faire basculer. C’est le moment que choisit Petit Frank pour intervenir :

- « Faire la pute pour une virgule, je trouve que ça fait pas chère la passe…

Vexé par l’intervention, Stéphane en devint presque haineux et répondit comme dans un crachat : « Une chambre de bonne, un job à 1400 et pas de copine, t’as raison, change rien mon franky… ».

Frank voulut se jeter sur lui mais ses camarades le retinrent. Des murmures réprobateurs parcouraient le groupe. Stéphane senti qu’il avait basculé en sa défaveur. En effet, en s’attaquant à Frank, il avait choisi la mauvaise cible car celui-ci sortait de 6 semaines de prison récoltées pour avoir décapité la statue de Lénine installée à Montpellier. Comprenant qu’il avait perdu la partie, Stéphane décida de se retirer. Il se leva et déposa sur la table un billet de 50 euros avant de tourner le dos à ses camarades en murmurant dans un sourire figé, presque une grimace: « C’est ma tournée. ».


Mars 2009

3 commentaires:

Anonyme a dit…

Le fond de ce texte est récurrent de génération en génération :D

Anonyme a dit…

soupirs...

Anonyme a dit…

Pour autant je ne jetterai plus (je l'ai fait comme tout le monde) la pierre au "Traître"... après tout, c'est à la Communauté Monarchiste de lui donner des raisons d'espérer en le combat monarchiste et de lui offrir des opportunités de s'épanouir dans un concept aujourd'hui hors de la société civile. Ce concept doit redevenir une part active de cette société civile. Nous sommes "un" avenir si nous cessons de n'être "que" le passé.
Et comme disait Kevin Kostner: " construisons-le et ils viendront".

Les Anciens sont disponibles... reste à leur donner du grain à moudre.