16.8.09

Ne touche pas à l'épée

" Au bord de l’étang, l’enfant arrêta son cheval qui s’inquiétait. De petits sifflements jaillissaient des herbes […] L’enfant se retourna. D’entre les tiges jaunes, qui bougeaient comme au passage de reptiles, pointèrent d’étranges champignons bruns, des morilles, qui remuaient, qui grandissaient… et, bientôt, s’élevèrent : des hommes parurent avec des capuces, des perches et des sacs, couleur de terre, et qui, en demi-cercle, s’approchaient. Le premier, le plus grand, avait une hache à la main.
Le petit cavalier eut une moue et un froncement de sourcils presque imperceptibles ; puis, très calme, il les regarda, aussi paisible que s’il eût attendu des amis. Un cri lointain lui fit lever les yeux ; au bord du layon, la vieille appelait et agitait les bras ; les flammes solaires faisaient scintiller sa coiffe. Il n’entendit que son dernier mot : « …voleurs !... » […]
Les truands approchaient toujours. Mais qu’étaient ces faibles rustres pour la vigueur du cheval et pour sa vitesse ? Un claquement de langue, à défaut de l’éperon qu’il n’avait jamais senti, et le genet glorieux, dans le vent de la grande épée, eût foulé ces fourmis, ces perce-oreilles roussâtres… Les bandits s’y attendaient et, soucieux de leur capture, ils avançaient à pas indécis encore, hésitants, mettant dans leur marche la souplesse de ceux qui devront peut-être, à la seconde, changer de direction. […]
Le petit cavalier prit les devants :
« Est-ce vrai que vous êtes des voleurs, braves gens ?
Oui, vraiment ! » goguenarda l’homme à la cognée.
Alors, sur son beau cheval, ils virent l’enfant qui leur souriait ; qui continuait :
« Pourquoi êtes-vous des voleurs ? »
Le chef ne l’interloqua point : « Pourquoi es-tu riche ?
Si je suis riche, répliqua l’enfant étrange, c’est pour qu’il n’y ait plus de voleurs. Ne me tutoie pas : je ne l’ai permis qu’à cette femme, parce qu’elle ressemblait à ma nourrice.
Holà ! marmot ! on tutoie bien Jésus ! »
Cependant, malgré toute leur audace, leur vilenie, ces hommes subissaient un peu d’étonnement ; de cet étonnement qui, chez les âmes frustres, confine à la crainte. Ces bandits savaient leur terrible mine ; et que l’enfant, dans leurs serres, restât si paisible, les inquiétait, les menaçait. Le petit avait remué la tête et déclaré : « Mais c’est qu’on prie Jésus… »
Le chef n’était point homme à supporter longtemps en lui quelque chose qui ne fût pas brutal. […] « Ta bourse, fit-il, et sois au moins aussi généreux qu’avec la sorcière. De l’or ! allez vite ! »
L’enfant détacha l’aumônière de sa fonte droite, en tira les cordons, et la jeta : « Elle est pleine de carolus d’or, et c’est assez pour votre année. Rentrez chez vous, sans crainte ; car, entendez-vous, JE VOUS LA DONNE !
Tu nous la donnes, et nous la prenons, même si tu la refuses, poupard !
Vous la recevrez, reprit l’enfant avec une forte et simple insistance, je ne veux pas croire que vous soyez des larrons ; pour moi vous êtes des pauvres… JE VOUS LA DONNE ! C’est-à-dire que si, ce soir, le grand prévôt vous prenait, vous pourriez jurer, sur le Christ et sur la Vierge, qu’un jeune baron vous a fait l’aumône de toute son escarcelle. Bien plus, si vous mourrez ce soir – comme il se peut – vous n’aurez même pas à confesser au prêtre cette rapine. Partagez vous les pièces ; cependant, il y a au fond une toute petite médaille d’argent, qui vaut trente sols. Rendez-la-moi, quand vous l’aurez trouvée.
Tu nous ennuies, grogna le chef, tu parles trop.
Rends-lui sa petite médaille, intervint un truands, un homme âgé et rouge.
Non ! Qui donc est-le chef ?
C’est toi, mais ce jeune seigneur a du cœur, et nous, nous sommes dix contre lui. Rends-lui sa médaille !
L’homme, fit l’enfant, tu seras avec moi, ce soir, à ma droite.
Eh bien, reprit le chef qui s’amusait, ta médaille en échange de ton cor ?
Oui, rustre ! Prends donc mon olifant. Lui aussi JE VOUS LE DONNE. Mais prends garde ! tu t’aventures…
Bon, bon ! Mais, petit baron, tu dois avoir des bagues. Tire donc tes gants.
Non, voleur ; je n’ai qu’une bague, que trente hommes gardent. Voici mes mains nues.
Et ton épée, au pommeau d’or ?
Ne me la prend pas ! Non ! car ceci est terrible ! Un chevalier ne rend jamais son épée, même au péril de sa vie, et celle-ci !...
Eh bien, défends-toi donc louveteau ! Tu es là, à te laisser dépouiller comme une fille ! Allons donc, j’en rougis pour ton père valeureux et pour tes oncles ! Tu es sur un cheval qui vaut un destrier, tu as trois pieds de fer au côté, et tu cèdes ! Ah ! si les seigneurs ont maintenant des rejetons comme toi, leurs tours seront fragiles. Tiens, je jette ma hache, dégaine ! un bâton contre une épée, et marchons ! » Il riait.
« Patience, fit l’enfant, apprends que je suis le seul au monde à ne pas avoir le droit de tirer l’épée contre vous. Qui n’a pas le droit, entendez bien, même quand sa vie, sa puissance dépendraient du seul coup qu’il pourrait porter ! Me battre !... Y penses-tu, croquant ? » L’homme s’approcha.
« Ne touche pas à l’épée, misérable ! » Et l’enfant sauta à terre : « Voleurs, entendez-vous ! JE VOUS DONNE MON CHEVAL : c’est un cadeau du roi de Grenade, et il porterait trois hommes sans broncher du pied. » Il arracha de son vêtement une lourde chaîne qui scintillait… « JE VOUS DONNE ceci, et encore ceci, cela encore. Tenez, ce sont des rubis… Mais ! ne touchez pas à l’épée !...
Assez, dit le vieux, l’enfant est superbe et nous faisons ici de laide besogne. Prenons et partons.
Oui, partez ! Vous avez déjà sur votre cou, fit le petit cavalier, le sillon de la hart ; sur votre tête, vous avez l’ombre de vos potences. Oui, partez ! J’oublierai. »
Le chef, furieux, s’avança, la main levée. Mais l’enfant avait tiré la lame et d’un seul mouvement, la jetait au milieu du lac. Le chef allait frapper. « Tu es mort, écartelé, cria l’enfant, si tu me touches, bandit ! » Et le petit recula de deux pas. Pourtant la lourde main lui frôla l’épaule… « Ah ! fuyez, cria le jeune maître qui se grandit soudain. Vous êtes perdus tous ! Comment n’avez-vous pas compris ? Regardez ! »
De ses doigts crispés, l’enfant saisit la simarre de toile et, d’un seul coup, la déchira ; et, d’un seul coup, apparut, sous le lin, la tunique de velours bleu, resplendissante de fleur de lys sans nombre, de fleur de lys en or : « O malheureux, vous êtes maudits ! Je suis LE ROI ! »


- Jean de La Varende - Terres Sauvages -

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